J’ai été invitée au sommet mondial de l’éducation qui se tient chaque année à Doha au Qatar : le WISE (World Innovation Summit for Education). Un événement incontournable mais controversé de 3 jours (4-5-6 novembre 2014) qui propose cette année de placer la créativité au coeur de l’éducation et que j’ai voulu raconter de l’intérieur.
PROLOGUE
C’est l’unique événement du genre : dédié à l’innovation et à la créativité appliqués à l’éducation, de niveau international, qui invite les décideurs de ce monde à partager leur vision et à collaborer pour repenser l’éducation. Plus de 1500 experts, innovateurs, leaders, intellectuels, politiques… en provenance du monde entier (+ de 100 pays différents) sont réunis lors de cette 6ème édition pour débattre, partager et explorer des solutions innovantes afin de bousculer les paradigmes actuels et de relever les challenges auxquels le monde de l’éducation fait face.
Dans la perspective du thème de cette année (“Imagine – Create – Learn: Creativity at the Heart of Education”), cet événement est l’occasion d’explorer les possibilités qu’offrent l’innovation et la créativité : soutenir la confiance, développer les talents, penser de façon critique, résoudre des problèmes de façon inédite, revaloriser l’apprenant, imaginer des solutions originales… Les discussions, ateliers et conférences tourneront autour de ces 3 impératifs fondamentaux :
- Encourager la créativité à tout âge, en particulier chez les plus jeunes
- Concevoir un environnement qui éveille et embrasse un enseignement innovant et un apprentissage créatif
- Mesurer, évaluer et certifier les talents et les compétences de façon formelle et informelle
ARRIVÉE À DOHA
Une arrivée affreusement dépaysante la veille au soir du WISE… j’ai beaucoup voyagé mais Doha ne ressemble à rien de ce que j’ai pu connaître avant, j’ai clairement l’impression d’être sur une autre planète… Il y a des travaux partout. C’est une ville qui ne vieillit pas, qui n’accumule pas, qui « patrimonise » peu. Tout se construit et se reconstruit en permanence. C’est vraiment déroutant, plus que ce que je ne le croyais… Tout est propre, lisse, carré… monarchique. Ca m’a coupé le souffle… et tiré quelques larmes. Découvrant en taxi ce paysage urbain qui a poussé d’un désert en 40 ans à peine, j’ai la sensation de voir défiler le décor d’une ville d’un autre temps, sortie d’un livre de SF dystopique. Cela m’a fait penser au dessin animé Le Roi et l’Oiseau. La circulation est infernale et je mets plus d’une demie heure en voiture pour rejoindre l’hôtel qui me semblait tout à côté de l’aéroport sur Google Maps… L’air est humide et lourd ; 30° mais la clim est à fond dès que l’on rentre quelque part : avion, aéroport, taxi, hotel, bus… Je passe mon temps à avoir froid. Après une nuit blanche et une journée de voyage, une fois seule à l’hotel, regardant de ma chambre au 10e étage une ville que je ne comprends pas, « urbanistiquement » parlant, je me sens perdue et la fatigue prend le dessus. Cela ne ressemble même pas aux photos sur Google Images que j’avais vues avant de partir… Là, j’y suis « pour de vrai » à cette chose dont tout le monde parle. Le soir même, j’ai rendez-vous avec Ashish Jaiswal, Docteur diplômé d’Oxford, écrivain et auteur du best seller « True Dummy », speaker de renommée internationale et philosophe de l’enseignement supérieur… <stress+pression+fatigue> mais bizarrement tout se passe bien !
Le programme de ces 3 jours est surchargé ! Pour autant, tout est fait pour faciliter les échanges et le partage d’idées. Le staff est hyper disponible. La logistique impeccable. Le lieu (Qatar National Convention Center)… irréel, fastueux mais adapté. Et cette année, une application est à disposition de la communauté, « WISE Plus », permettant de contacter par messagerie tout invité / intervenant / organisateur du WISE, de s’inscrire à différentes activités (workshops, meet-ups, etc.) et même d’en proposer. Ce que je trouve intéressant dans cet événement, comparé au TED par exemple, c’est l’organisation et son déroulé : beaucoup plus ouvert sur le partage et la communauté, le programme est à la carte et chacun peut choisir le format qu’il préfère… Les journées s’étalent de 9h à 17h. Le matin, c’est généralement des plénières dans le théâtre du QNCC ; l’après-midi, plusieurs événements ou activités ont lieu en même temps. Il y a beaucoup de choix et je crois que cela peut répondre aux attentes de chacun : grandes conférences, débats, discussions (meet-ups) à 20 personnes, ateliers (workshops) en groupe réduit sur une thématique précise, etc.
JOUR 1
Début du WISE ! La journée commence à 9.00 mais le trafic étant infernal, les navettes pour le QNCC viennent nous chercher à l’hôtel à 6.45 (c’est comme ça à Doha, paraît que c’est normal…). Je me suis donc levée un peu après 5.00 du matin (3.00 heure française), ça fait mal…
9.00 – 10.00 : Ouverture du WISE
La journée démarre avec le discours de sa « Highness » Sheikha Moza bint Nasser (le magazine Forbes la classait en 2007 parmi les femmes les plus puissantes du monde), femme de l’ancien émir et mère de l’actuel émir du Qatar, qui remettra le prix WISE à la lauréate de cette année, Ann Cotton, présidente et fondatrice de Camfed, qui oeuvre depuis des années pour l’éducation des jeunes filles en Afrique.
10.30 – 12.15 : Plénières
Pour Tony Wagner (Harvard Innovation Lab – USA), dans un monde en perpétuel changement et où le savoir est devenu une denrée libre et gratuite, l’une des compétences les plus essentielles pour le futur est la capacité à résoudre des problèmes de façon créative = innover. La créativité est aujourd’hui présentée comme la compétence la plus importante pour le 21ème siècle. Lord Jim Knight (TSL Education – GB) pose ce postulat en perspective et propose une réflexion sur les bénéfices et challenges que soulève un tel impératif.
Les conférences ont été intéressantes, même si parfois basculant légèrement dans les lieux communs. De bons speakers en général et une thématique qui de toute façon me passionne.
12.15 – 13.15 : Déjeuner
Il y a à manger partout et en abondance…
13.15 – 17.00 : Planning libre
Cet après midi, j’ai le choix entre de (très) nombreuses options (au mois 20, c’est impressionnant) et je choisis de participer à une « Focus Session » sur le thème de l’évaluation (« assessment »). Une adresse spéciale ouvre cette activité avec l’intervention de Guy Claxton (professeur émérite des sciences cognitives à l’Université de Manchester) : le futur d’un enfant dépend-il de sa capacité à délivrer « la bonne réponse » ? Peut-on risquer d’être créatif dans une société qui n’accepte pas les errements, le doute ni l’échec ?… De bonnes questions qui ouvrent la voie pour repenser l’évaluation dans l’optique d’encourager un enseignement et un apprentissage plus créatifs. Le débat est conduit par Rukmini Banerji (Directrice du ASER Center – Inde ; que j’ai trouvée particulièrement brillante), John Yeo (National Institute of Education à Nayang Technological University – Singapour) et Geoff Masters (PDG du Council for Educational Research – Australie) ; des questions sont posées au public, invité à répondre par « d’accord » ou « pas d’accord » à l’aide de cartons (recto rouge, verso vert). Sympathique et dynamique.
Vers 15.30, j’en oublie un peu les activités et me laisse happer par les discussions qui s’opèrent à l’échappée entre WISErs un peu partout dans le QNCC. On discute on discute et arrivent les navettes qui nous ramènent tous à nos hôtels respectifs. Je profite du trajet du retour pour dormir.
JOUR 2
9.00 – 11.00 : Plénières
Cette fois je ne sais pas pourquoi, le bus n’a mis qu’une heure pour rejoindre le QNCC. J’arrive donc une heure en avance… Heureusement, il y a toujours plein de belles rencontres à faire. Où que l’on s’asseye, quelqu’un se retourne pour vous dire bonjour et vous demande ce que vous faites dans la vie. S’en suit une discussion de 5 minutes en moyenne (je commence à être rodée sur le speech en anglais de ma vie professionnelle) au terme de laquelle s’échangent les cartes de visites (j’en ai fait faire spécialement pour le WISE). Je suis donc à l’heure dans l’amphithéâtre principal du QNCC et j’assiste à quelque chose que j’avais manqué la veille… Sa « Highness » Sheikha Moza bint Nasser fait son entrée : les 2600 personnes présentes se lèvent quelques secondes dans un silence religieux en signe de respect. J’ai l’impression d’être à la messe. S’en suit une série de vidéos sur de belles initiatives éducatives dans plusieurs régions du monde. De jolies histoires, souvent très touchantes, un poil ‘too much’ mais qui galvanisent l’auditoire qui applaudit à chaque occasion de manifester son admiration.
11.00 – 18.30 : Planning libre
Pour changer un peu du jour 1, je décide de faire des activités plus pratiques. J’assiste d’abord à un meet-up animé par Ashish Jaiswal (mon super pote du WISE désormais) sur le futur des business schools. Une discussion intéressante durant laquelle je continue de faire de très belles rencontres. C’est assez agréable, les échanges se font au fil de l’eau, tout naturellement.
Je pars ensuite pour l’Auditorium 3 où a lieu un débat sur le « Personalized Learning », sujet très prometteur avec des intervenants de qualité : Mr. Graham Brown-Martin (Fondateur de ‘Education Design Labs’ – GB) ; Pr. Mike Keppell (Directeur de ‘Australian Digital Future Institute’ – Australie) ; Mr. Jim Thompson (PDG de ‘CogBooks Ltd’ – UK) et Dr Diana Rhoten (Partnaire associée chez ‘IDEO’ – USA). Malheureusement pour moi… nous sommes assis dans l’obscurité, dans des fauteuils moelleux hyper confortables, et la clim tourne toujours à fond… Je sombre (j’ai très peu dormi la veille ; il faut dire que l’événement est très intense, que l’on se lève très tôt, que l’on se couche tard et que le cerveau ne cesse de bouillonner). Je me réveille. Le débat est terminé. Je suis paralysée dans la position crispée que j’ai tenue pendant une heure en espérant naïvement me réchauffer. Je meurs littéralement de froid. Je décide de sortir du bâtiment pour griller 15 minutes sous un soleil de plomb. Je me fends même d’une cigarette, gentiment offerte par un organisateur du WISE. C’est presque autant agréable de sortir pour récupérer une température corporelle normale que de re-rentrer pour rattraper un peu de fraicheur… Je me suis couverte comme j’ai pu pour ne pas revivre ma journée-glaçon de la veille mais ce n’est pas suffisamment efficace… Evidemment, je n’avais pas pensé à amener une polaire au Qatar…
Je passe le reste de l’après-midi dans le Creative Lab et rejoins un workshop sur ‘Scratch’, un logiciel pour apprendre à programmer de façon ludique. Et j’ai « codé » mon premier jeu : un chat qui court après une souris (classique… mais quand même !). Le but du jeu étant de ne pas se faire attraper par le chat sinon c’est ‘game over’. C’était vraiment très pédagogique et énergisant. Rires et cartes de visites partagés, je m’aperçois à la fin que la fille qui a animé le Workshop est de chez Simplon.co, une start-up parisienne très prometteuse et montante actuellement.
18.30 – 21.30 : Gala
Le Gala est en fait l’occasion de récompenser les initiatives qui ont remporté les WISE awards. J’entre dans une très belle salle… remplie d’effets de lumières et de paillettes. 50 tables. Pas de plan de table. Je me laisse porter et tombe sur une connaissance de la journée, me retrouvant attablée et entourée, entre autres, d’un astronome irlandais, d’un « fund-raiser » de l’université de Harvard et d’une Docteur, diplômée de Cambridge, membre de la ‘Qatar Foundation’… mais bizarrement on me trouve tout autant ‘impressive’. Le repas est ‘quite good’ et l’Opéra Philharmonique du Qatar qui joue pendant la soirée accompagné de la chanteuse sud-coréenne Youn Sun Nah est splendide.
Depuis 2 jours, je restais plutôt discrète quant à mon statut d’invitée ; mais en discutant avec les gens, je me rends compte que la majorité du public a été… invité… gracieusement, alors que le site du WISE affiche le prix de l’événement à 2 500 $. A l’origine, tout le public et les intervenants étaient invités (personne ne connait le budget du WISE). Depuis quelques années, l’événement se targue d’un prix presque aussi élevé qu’un TED Global. J’ai rencontré quelques personnes qui ont donc payé puisque c’était marqué sur le site mais qui auraient pu venir gratuitement si elles l’avaient demandé. C’est donc quelque chose à savoir.
‘By the way’, j’ai croisé Philippe Watrelot, qui tient également une chronique très intéressante sur le WISE.
JOUR 3
9.00 – 11.00 : Plénières
Dernier jour du WISE, cela passe vraiment très vite… Je suis complètement au radar après une nuit blanche… …mais je tiens bien éveillée pendant les conférences du matin. Je suis devenue ‘wiser’… Paul Tough (auteur – USA) ouvre ce 3ème jour sur la capacité naturelle qu’ont les enfants à apprendre, à créer, à imaginer, à fabriquer et finalement… à réussir. Il en tire la leçon selon laquelle la réussite ne s’obtient pas par les meilleures notes mais a beaucoup plus avoir avec la personnalité et des compétences telles que la créativité, la persévérance, l’optimisme et le contrôle de soi. A partir de ce constat, plusieurs questions se posent : Quel(s) changement(s) doivent opérer au sein des systèmes éducatifs pour embrasser ces moteurs de réussite pour le futur ? Quels ressorts ont-ils et quelle(s) faiblesses pourraient les empêcher d’y parvenir ?
11.00 – 14.00 : Planning libre
Cette dernière journée est un peu speed, tout le monde réalise que c’est bientôt la fin et tente jusqu’à la dernière minute de ‘networker’ à fond en refilant des cartes de visites à tour de bras. Fini le folklore de la rencontre opportunément polie. C’est soirée open-cartes !
J’ai encore rencontré plusieurs personnes vraiment très intéressantes qui m’ont valu notamment une proposition d’embauche et une invitation à Dubaï… Puis est arrivé mon moment « waw » du WISE : j’aperçois de loin Marc Prensky (que je voulais absolument voir). Marc Prensky, c’est juste le mec qui a introduit l’expression ‘Digital Natives’ ! New Yorkais, diplômé de Yale et de Harvard, écrivain et conférencier de renommée mondiale sur l’éducation, designer de ‘learning games’ et expert de l’usage du jeu dans le domaine de l’éducation… Il est en train de discuter avec quelques personnes. Je fais le pied de grue à quelques mètres de là en tachant de rester discrète mais alerte. Et à peine libéré de ses fans, je me rue sur lui. Très abordable et sympathique, on a parlé un petit moment. Il souhaite désormais rester en contact avec moi et a accepté de me rejoindre sur l’un de mes projets… Bref… ça a fait ma journée !
Cela m’a fait manquer (mais je ne regrette rien) une conférence passionnante sur la question de la nécessité des diplômes.
14.00 – 15.30 : Cérémonie de cloture
Ann Cotton, lauréate du prix WISE 2014 a fait un discours très émouvant. La salle entière s’est levée pour l’applaudir pendant un très long moment. S’en est suivie la dernière table ronde de ce WISE avec la présence très remarquée de Jack Lang qui a fait l’éloge du multilinguisme mis à l’honneur lors du WISE. . Tout le monde s’extirpe de la salle très rapidement pour pouvoir attraper à temps les bus qui nous ramènent à nos hôtels respectifs. Je traine un peu le pas, parcours des yeux cette salle immense et observe de loin les organisateurs du WISE se prenant tous dans les bras, heureux et exténués d’avoir travaillé d’arrache pied depuis un an sur cette édition. De la confidence de l’un des organisateurs, j’apprends que dès le lendemain, le travail sur l’édition 2015 démarrera aussitôt ! Un travail de titan. Je voudrais d’ailleurs revenir sur cette organisation incroyablement impeccable. Aux prémisses du WISE, la Qatar Foundation s’est entourée des meilleurs experts occidentaux sur la thématique qui ont prototypé, « marketé » et réalisé de A à Z cet événement inédit qu’est le WISE sous le format que l’on connait aujourd’hui. Où que l’on regarde, il y a ce minuscule petit détail qui montre qu’absolument rien n’a été négligé. Il y a de gros moyens derrière cette conférence, c’est absolument certain. Tellement, que tout est parfait. En termes de captation vidéo, effets sonores, /-lumières, /-spéciaux… tout est à la pointe de la technologie :
- usage de la technique de la vidéo-modélisation architecturale (= ‘video mapping‘ en anglais),
- points multiples de captation visuelle dont un équipé d’une perche caméra télescopique (10 mètres) et téléguidée,
- usage du motion design et des infographies à pléthore,
- distribution de casques audio qui diffusent la traduction simultanée d’absolument tout ce qui est dit en 5 langues (anglais, arable, français, espagnol, chinois) et en direct,
- applications internet et mobiles à portée de main,
- exploitation maximale des réseaux sociaux, notamment Twitter (c’est interdit dans les conférences TED…)
- pancartes d’informations robotisées sur roulettes et équipées d’yeux caméras,
- diffusion de messages haut-parleurs en mode ‘Public Announcements’, audibles depuis n’importe où,
- replay de toutes les interventions (qui seront d’ailleurs bientôt disponibles ici),
- design du mobilier (modules, fauteuils, espaces créatifs, etc.) ultra-moderne, confortable, équipé de prises électriques (une par siège!), sans oublier les différents réseaux de WIFI disponibles
…Autant d’atouts que l’on ne pourra pas retirer à l’événement… Bon seule chose à redire, mais je crois qu’on l’a compris… la clim…
Je repars cette nuit pour Paris. Je suis très contente malgré mes réserves du début d’avoir assisté à cet événement qui, s’il peut être très controversé parce qu’absolument paradoxal et s’il peut être de qualité inégale selon les interventions, il reste tout de même une excellente opportunité de rencontrer une myriade d’acteurs du monde de l’éducation. C’est ce qu’il y a de bien finalement dans cette histoire d’invitation gratuite car cela permet (contrairement au TED Global qui rassemble des experts du même acabit, d’un même niveau social et économique) de réunir des personnes de tous horizons, moyens, pays, combats et passions… et qui sont mus par la même ambition : changer le monde.